Luta Internacional

Walter Sorrentino «Au Brésil, plus rien ne sera jamais comme avant l’élection de Bolsonaro »

Amérique latine. Walter Sorrentino est vice-président du Parti communiste du Brésil. Le responsable politique estime que la victoire de l’extrême droite à la présidentielle annonce une dictature ouverte, lourde de régressions sociales et de persécutions pour les forces progressistes. Sa formation appelle à la constitution d’un ample front démocratique. Entretien.

L’élection de Jair Bolsonaro survient deux ans après la rupture de l’ordre constitutionnel avec le coup d’État contre la présidente de gauche Dilma Rousseff. Comment le Parti communiste du Brésil (PCdoB) analyse-t-il la victoire de l’extrême droite à la présidentielle le 28 octobre ?

Walter Sorrentino La victoire de Jair Bolsonaro représente une rupture politique avec le système hérité de la Constitution de 1988. En marge de l’État démocratique de droit, un nouvel ordre social, politique, économique a été implanté au Brésil. Ce nouvel ordre défigure notre texte fondamental et place sur la touche les mouvements populaires, les travailleurs, les droits civils et humains. Il s’est accéléré avec l’impeachment de la présidente Dilma Rousseff en 2016. La victoire de Bolsonaro est annonciatrice d’une dictature ouverte, grâce au vote, aux forces les plus réactionnaires, conservatrices, antinationales et antipopulaires. Pour moi, il s’agit d’un « démocraticide ». Le Brésil va connaître une période de soumission, de menaces néocoloniales, d’autoritarisme et de persécutions des forces progressistes et de gauche. Le gouvernement de Bolsonaro sera celui de l’affrontement avec les idées progressistes et communistes ainsi qu’avec la presse. La gauche brésilienne a une longue tradition de lutte contre les dictatures, car notre pays a connu davantage de régimes durs que de périodes constitutionnelles. Nous sommes prêts à affronter ces forces rétrogrades. Mais rien ne sera plus jamais comme avant au Brésil.

Vous estimez que « la gauche peut transformer la défaite immédiate en un triomphe stratégique » . Qu’entendez-vous par là ?

Walter Sorrentino La gauche brésilienne est sur la défensive. Depuis 2009, des mouvements ont entamé les fondements de notre projet démocratique, populaire et de défense de la patrie. Durant les gouvernements progressistes de Lula et de Dilma Rousseff, nous avons subi des défaites très importantes, qui se sont accélérées avec la découverte en 2006 du « pré-sel » (« pre-sal », il s’agit de gigantesques ressources pétrolières situées à 2 000 mètres sous le niveau de la mer et sous d’épaisses couches de sel – NDLR). D’importantes forces impérialistes, naturellement états-uniennes, ont alors commencé à attaquer notre pays : il y a eu les écoutes téléphoniques illégales de la présidente ; pour la première fois dans l’histoire, la quatrième flotte américaine a patrouillé dans l’Atlantique sud ; les affaires de corruption ont été détournées de leur but initial pour suivre le schéma de destruction de notre ingénierie nationale. Nous sommes convaincus que le juge Sergio Moro (qui enquête sur la corruption liée à Petrobras, la compagnie pétrolière nationale – NDLR) a eu accès aux informations captées par les services de renseignement états-uniens. Il a ainsi chassé les membres de l’organigramme que Washington lui a désignés. Autre facteur, en 2012, le pays a souffert de la troisième onde de choc de la crise internationale du capitalisme. Il s’est retrouvé démuni pour défendre ses intérêts nationaux. En 2013, les journées (contre la hausse des transports publics – NDLR) ont été récupérées par la droite et les monopoles médiatiques, qui les ont transformées en un mouvement de masse contre la gauche. L’élection de Dilma Rousseff n’a pas altéré cette fronde et, deux ans plus tard, nous avons subi l’impeachment. Sur le plan législatif, nous avons également enregistré des défaites avec les lois régressives. Le pays connaît la plus grande et profonde récession politique de son histoire. Les Brésiliens ont perdu 10 % de leurs revenus. Ce rapport de forces s’est exprimé puissamment dans la victoire de Bolsonaro.

Quelles réponses y apportez-vous ?

Walter Sorrentino Nous devons nous unir pour libérer le pays de la crise, de la dictature et de la menace néocoloniale. Cette idée d’union, le PCdoB l’a avancée, y compris lors des candidatures à la présidentielle. Malheureusement, la gauche s’est divisée et nous avons perdu. Mais la résistance qui s’est exprimée au second tour est un capital politique très puissant : la société brésilienne a commencé à se réveiller face aux menaces dont elle est victime. Il existe une énorme base pour tendre vers la constitution d’un front ample de défense du Brésil, de la démocratie et du peuple. Indépendamment des formations politiques qui en sont parties intégrantes, ce front doit impliquer les forces sociales, syndicales, culturelles, académiques, intellectuelles ainsi que le mouvement féministe.

Comment ces courants de pensée sociale et politique peuvent-ils s’articuler au sein d’un front démocratique ?

Walter Sorrentino J’insiste, il faut nous unir. Si nous avions été unis, nous n’aurions pas perdu l’élection. Il faut nous unir par-delà les intérêts partisans. Les luttes quotidiennes doivent figurer dans ce front. Les partis politiques de la gauche et du centre gauche doivent agir en faveur d’un programme qui existe déjà. Il a été élaboré début 2018, à la demande du PCdoB, dans l’espoir d’unir nos candidatures. Il nous faut également agir à l’unisson au Parlement. Nous devons reconnecter notre message avec la société. Cette dernière s’est exprimée durant les élections. Elle a envoyé un message de rejet du système politique, de la corruption, de la violence qui s’abat sur les grandes villes. Elle s’est prononcée contre la gauche, contre ce que l’on appelle le « pétisme ». Nous avons totalisé 47 millions de votes, certes, mais il nous faut nous raccorder aux centres de travail, aux universités, et parler avec le peuple et les périphéries. Il nous faut comprendre les nouveaux sentiments qui existent dans la société brésilienne. Nous sommes convaincus que le peuple brésilien ne soutient pas la dictature, même s’il a voté Bolsonaro.

Vous parlez de reconnexion nécessaire avec la société brésilienne. Selon vous, à quand remonte la fracture ?

Walter Sorrentino Le point nodal de cette déconnexion s’est manifesté en 2013 lors des grandes manifestations de masse qui ont fini récupérées par le secteur néolibéral. Mais il y a une convergence de facteurs. Tout d’abord, la crise économique internationale a empiré. Elle a rendu difficile de maintenir les conquêtes des gouvernements populaires. Puis, il y a eu d’importantes erreurs commises par les gouvernements progressistes, malgré les avancées pour le peuple brésilien et la place de notre pays dans le monde. Il faudra procéder à un examen critique de cette période. Enfin, il y a eu une grande manipulation de la part des consortiums médiatiques et du grand patronat brésilien, qui ont bénéficié d’appuis de l’étranger, pour démoraliser la gauche. L’un des exemples est l’incarcération de Lula. Cette campagne antigauche a anesthésié l’opinion publique. Se reconnecter avec la société implique de persuader, de convaincre. L’opposition brésilienne ne peut pas seulement adopter une posture de rejet du futur gouvernement, elle doit également construire une perspective de nouveau futur. Pour que la population reprenne confiance en nous, nous devons offrir un meilleur programme. Nous avons convaincu 47 millions d’électeurs, mais cela a été insuffisant. Il faut que nous redevenions une majorité politique.

Que dites-vous aux 40 millions de Brésiliens qui se sont abstenus ou ont voté nul, blanc, alors qu’ils auraient pu changer l’issue du scrutin ?

Walter Sorrentino Ces Brésiliens sont à l’image de la démoralisation vis-à-vis du système politique. Des secteurs de l’État brésilien mais également les médias en sont responsables. Ils ont transformé le système politique en la cible privilégiée de leurs attaques. Cela a généré beaucoup de désillusion, et finalement la volonté de voir le système politique imploser. D’où l’expression d’un vote antisystème le 28 octobre mais également l’abstention ainsi que les votes nuls et blancs. Ces électeurs ont dit qu’ils ne se sentaient pas représentés, faisant leur un slogan répandu en Argentine : « Qu’ils s’en aillent tous ! » L’abstention a toujours existé, en dépit du vote obligatoire, mais elle a augmenté en raison de cette ambiance de discrédit généralisé. Nous devons faire un effort en direction de ces Brésiliens et éclaircir avec eux les enjeux.

Vous dénoncez une « colossale rupture des droits » à venir dès que Bolsonaro prendra ses fonctions le 1er janvier.

Walter Sorrentino Le gouvernement de Bolsonaro sera ultralibéral. Il complétera l’œuvre que le coup d’État n’est pas parvenu à achever avec la destruction des droits des travailleurs, de la Sécurité sociale au profit de groupes privés. Avec la vague de privatisations, l’État sera réduit au minimum et les dépenses publiques dans la santé et l’éducation gelées. Le profond conservatisme dont se prévaut Bolsonaro cherchera également à bouleverser les comportements des Brésiliens sur le plan sociétal. La menace est réelle quant à sa volonté d’exterminer la gauche et les organisations populaires, comme le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), le Mouvement des travailleurs sans toit, en les associant au terrorisme dans le cadre de la loi antiterroriste. Dans l’histoire politique du Brésil, l’un des marqueurs essentiels, sous la démocratie ou non, a été l’illégalité du PCdoB. Nous avons 96 ans d’existence et presque 63 ans de clandestinité. Nous sommes face à une offensive brutale contre le peuple, et contre ses droits. Le futur gouvernement sera celui du bradage des richesses nationales, de la dénationalisation de l’économie brésilienne et du réalignement sur les grands intérêts états-uniens.

Quelle forme prendra l’alignement du Brésil de Bolsonaro sur les États-Unis de Donald Trump ?

Walter Sorrentino L’un des grands objectifs de Bolsonaro est de rompre avec le multilatéralisme, à savoir cette ligne politique autonome et indépendante du Brésil, qui s’est approfondie sous les gouvernements de Lula et de Dilma Rousseff. Bolsonaro réalise un réalignement profond avec les États-Unis, Israël, et va jusqu’à attaquer les réalisations stratégiques de précédents gouvernements conservateurs, comme l’est le Mercosur (communauté économique composée de l’Argentine, du Paraguay, de l’Uruguay, du Venezuela et du Brésil – NDLR). Les États-Unis ont d’importants intérêts au Brésil, c’est pourquoi ils ont participé de ces mouvements de déstabilisation que j’évoquais auparavant. Washington considère le Brésil comme une pièce clé de ses intérêts économiques et financiers avec, par exemple, la vente d’armement de dernière génération. Le réalignement de Bolsonaro est néfaste car le Brésil ne s’est développé que lorsqu’il a atteint une certaine autonomie à même de lui permettre de s’autodéterminer sur des choix stratégiques.

Ce revirement ne risque-t-il pas d’entraîner des chocs économiques, la Chine étant le premier partenaire commercial du Brésil ?

Walter Sorrentino Oui. Bolsonaro est ouvertement anti-Chine. Son positionnement m’inspire deux réflexions. Il existe une guerre hybride commerciale et protectionniste entre Washington et Pékin. Dans cette configuration géostratégique, l’establishment brésilien – le patronat, les forces armées, les appareils d’État – se positionne du côté des États-Unis. Par ailleurs, les déclarations irresponsables de Bolsonaro révèlent qu’il n’a pas l’étoffe pour être président du Brésil, l’une des dix plus grandes économies au monde. Il méprise la Chine, qui est son principal partenaire commercial, ainsi que l’Argentine, qui est la deuxième économie du Mercosur. Dès qu’il parle, Bolsonaro lâche des bombes diplomatiques.

Walter Sorrentino

Vice-président du Parti communiste du Brésil (PCdoB)

Entretien réalisé par Cathy Dos Santos

Publié à l’origine dans L’Humanité

 

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